mai 18, 2016

Chronique d'un Etranger




 





            L’étranger, c’est celui d’un autre pays, celui d’une autre famille, celui qui est inconnu, étrange. Tous ces sens peuvent s’appliquer à Meursault. Meursault, c’est un homme perdu en dehors du monde, qui s’adapte aux règles de vie de celui-là sans les comprendre, et que personne, même ses amis, ne connaît vraiment. Même le lecteur ne le connaît pas, et pour cause Camus ne nous donne pas les moyens de le connaître. Meursault, c’est l’homme qui voit la réalité des choses dénudées de tout artifice social.


            L’Etranger paraît en 1942, au courant d’une époque où le sens se dérobe à l’homme, après deux guerres mondiales sanguinaires et l’essor de la société de consommation encore incomprise des hommes. C’est là que les figures littéraires développent l’absurde : absurde, « absurdus », « surdus », ce mot c’est une surdité existentielle qui résonne dans le creux de l’existence humaine ; c’est « un désir de clarté qui résonne au plus profond de l’homme » (Camus, Le Mythe de Sisyphe). Camus consacre un cycle à l’absurde, avec un roman (L’Etranger), une pièce de théâtre (Caligula) et un essai (L’Homme révolté), dans lesquels il souhaitait montrer « la nudité de l’homme en face de l’absurde ». Pourquoi ce roman se distingue des autres à mes yeux ? Parce qu’il est, en son essence, fondamentalement différent. D’ordinaire, on comprend la vie d’un personnage parce qu’elle s’assimile à un destin : ce destin nous procure, à nous lecteurs, le plaisir de la compréhension, de la logique plus ou moins facilement portée par la narration. Mais Meursault c’est l’archétype de l’anti-héros, qui refuse totalement l’idée d’un quelconque destin et donc qui nous retire des yeux les mots d’une vie évidente.  On a dit à la parution du roman, qu’il était la figure d’une absence de style : sa simplicité est le symbole d’une indifférence au monde.  


   
Dans la première partie du roman, Meursault mène son existence « métro-boulot-dodo » comme dirait l’autre, caractéristique des 30 Glorieuses : il s’installe dans un vide, où tout lui « est égal ». D’ailleurs, la phrase « ça m’est égal » est répétée 21 fois dans la première partie du roman : c’est un personnage taciturne, qui dort beaucoup, qui fume tout le temps (en soit il ne dit jamais rien, soit parce qu’il n’a pas envie, soit parce qu’il dort, soit parce qu’il a la clope au bec. Il est présent physiquement sur le papier, mais il est absent au niveau romanesque). On n’entend même pas la présence de sa parole. Camus rompt le mouvement du roman français et la tradition occidentale selon laquelle le « moi » doit être exploré dans ses profondeurs : lui, en utilisant toujours la même première personne du singulier mais en la vidant de son sens, nous dit de ses personnages que ce qu’un observateur extérieur pourrait voir, ce qui rappelle les théories du « behaviourisme » (c’est-à-dire l’observation des comportements humains de l’extérieur) de Watson des années 1910-1920. Roland Barthes parle d’une écriture blanche dans Le Degré zéro de l’écriture, d’un « style de l’absence qui est presque une absence de style ».




            La toute première page du roman est fondamentale pour entrer en lui et comprendre Meursault : confronté à la mort de sa mère, on assiste à ses réactions. Ce passage souligne sa difficulté à parler et sa bizarrerie autant dans son rapport au langage que dans son attitude par rapport au décès de sa mère. Ici, confrontés à l’absence de recul du récit à la première personne, on court le danger de juger trop vite Meursault comme insensible. « Aujourd’hui, maman est morte. ». Cette phrase brutale in medias res nous donne le sentiment d’un décalage entre l’intimité du mot « maman » et l’anonymat du narrateur. En la lisant, on se sent comme voyeurs, lecteurs d’un journal à l’univers absurde sans cadre spatio-temporel réellement définit, à la langue codifiée d’un télégramme : compte-rendu méthodique des actions, goût presque maniaque de la précision, apparemment aucune émotion… En bref, un personnage complexe et déconcertant autant que le monde qui l’entoure et qu’il ne comprend pas. La parataxe, c’est-à-dire le rapprochement de phrases non reliées entre elles, appuie sur le sentiment qu’on assiste à un éclatement des actions, de la vie et du temps.
            C’est Marie, comme une badass modern independent woman qu’elle est, qui demande Meursault en mariage après leur rencontre. Leurs logiques s’affrontent autour de leur perception du mariage : Marie le voit comme un engagement sur le plan social et psychologique, lié intrinsèquement à l’amour. Alors que Meursault se perd dans ses mots et se méfie du mot « aimer » : il marque son retrait par rapport à la narration de la scène, par rapport à la séduction du langage. Il nie la valeur du mariage mais son raisonnement n’est est pas pour autant illogique : il témoigne de son honnêteté. C’est parce que le mariage ne compte pas à ses yeux et qu’il l’a dit à Marie qu’il peut accepter sa demande facilement : à ses yeux, il ne bafoue rien, et ne veut tromper ni les autres, ni lui-même.


            Le point de non-retour du roman, c’est le meurtre de l’Arabe, qui va entraîner la condamnation à mort de Meursault : c’est LE passage phare à citer quand on parle de l’absurdité de la condition humaine. Le soleil envahit le texte pour se poser comme véritable adversaire de Meursault, lui et la violence des forces naturelles. Le crime semble « étranger » à Meursault, mais le récit montre qu’il a conscience d’un moment de rupture dans son existence. « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » Pourquoi re-tirer sur l’Arabe ? Parce que Meursault se montre, et nous montre, qu’il a atteint un point de non-retour, et que la « porte du malheur » a la valeur symbolique d’un seuil à franchir pour prendre en charge son destin en assumant le crime qu’il n’a pas voulu commettre, mais qu’il a pourtant fait. C’est un moment crucial du texte, parce que c’est la première fois que Meursault se retrouve impliqué dans une action aux conséquences considérables, alors qu’il refusait jusque-là à s’engager. A partir de là, plus rien ne sera plus comme avant.


            Meursault est donc jugé et condamné à mort. Alors qu’il attend la sentence, un aumônier entre de force dans sa cellule : dans un système véhément, il récuse la logique de pensée défendue par l’aumônier et exprime finalement sa propre conception de la vie, en énonçant un véritable hymne à la vie terrestre. Il apparaît sous un jour complètement différent : lui qui parlait peu et semblait ressentir peu, maintenant monopolise la parole en énonçant des émotions intenses. Alors qu’il passait outre les effets de style, il se lance ici dans un discours passionné qui témoigne de la force nouvelle de ses convictions, grâce à la pleine conscience qu’il a de lui-même. Dans cet extrait, d’une violence extraordinaire, Meursault rejette l’image que veut lui imposer la société à travers l’aumônier, et qui l’aliène. « Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. » Ici, c’est l’instant de sa mort qui confère à sa vie toute sa validité : pour Meursault, il y a une équivalence des vies et des destins. Tout est égal à tout, tout ce qu’on peut vivre se vaut face à la mort s’égalise : Meursault réduit à néant les croyances des hommes en établissant que la mort est un destin universel donc qu’aucune vie n’a d’importance et qu’aucune valeur transcendante ne puisse leur donner un sens et donc y installer une hiérarchie. La vérité universelle de la mort éclaire la vie : la mort est la preuve, la justification que Meursault a raison. Cet instant de la mort fait de sa vie un tout et lui donne sa légitimité absolue et irrécusable. En acquérant cette lucidité nouvelle, Meursault rejette définitivement ce qu’il n’est pas et ce que la société et les autres ont tenté de lui imposer. Il parvient à un état de plein accord avec lui-même et a l’impression d’avoir pleinement vécu sa vie. Il affirme donc SA vérité : si la vie est absurde et n’a pas le sens que chacun cherche désespérément à lui donner, si les vies particulières se valent toutes, la vie terrestre en tant que telle doit, elle, être considérée comme valeur de référence.


            La dernière page du roman contient une sérénité nouvelle, au milieu de laquelle Meursault tire un dernier bilan de sa vie. Il affirme, une nouvelle fois, que la vie terrestre est la seule vraie valeur : il acquiesce au caractère certes dérisoire mais infiniment précieux de sa vie. Il sait, malgré le meurtre de l’Arabe, que sa vie dans sa totalité a été heureuse, et l’est encore. Il assume, dans une sorte d’attitude de défi, un destin qu’in a d’abord vécu sans le vouloir. Dans ce relâchement général après la tempête de l’aumônier, Meursault se retrouve dans un contact privilégié avec la nature. Se souvenant de sa mère, il se rapproche d’elle : Meursault attend son exécution en prison comme sa mère attendait la mort à l’asile de Marengo. C’est l’absence d’espoir qui libère et permet d’accéder à la vérité de la vie. C’est elle qui finit de donner à Meursault la conscience de la valeur de sa vie telle qu’il l’a vécue. Ainsi, il revendique son étrangeté face à la société qui l’a rejeté.





            « On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l’Etranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. […] Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. »           



- Albert Camus