L’étranger,
c’est celui d’un autre pays, celui d’une autre famille, celui qui est inconnu,
étrange. Tous ces sens peuvent s’appliquer à Meursault. Meursault, c’est un
homme perdu en dehors du monde, qui s’adapte aux règles de vie de celui-là sans
les comprendre, et que personne, même ses amis, ne connaît vraiment. Même le
lecteur ne le connaît pas, et pour cause Camus ne nous donne pas les moyens de
le connaître. Meursault, c’est l’homme qui voit la réalité des choses dénudées
de tout artifice social.
L’Etranger
paraît en 1942, au courant d’une époque où le sens se dérobe à l’homme, après
deux guerres mondiales sanguinaires et l’essor de la société de consommation
encore incomprise des hommes. C’est là que les figures littéraires développent
l’absurde : absurde, « absurdus »,
« surdus », ce mot c’est
une surdité existentielle qui résonne dans le creux de l’existence
humaine ; c’est « un désir de clarté qui résonne au plus profond de
l’homme » (Camus, Le Mythe de
Sisyphe). Camus consacre un cycle à l’absurde, avec un roman (L’Etranger), une pièce de théâtre (Caligula) et un essai (L’Homme révolté), dans lesquels il souhaitait montrer « la nudité de
l’homme en face de l’absurde ». Pourquoi ce roman se distingue des autres
à mes yeux ? Parce qu’il est, en son essence, fondamentalement différent.
D’ordinaire, on comprend la vie d’un personnage parce qu’elle s’assimile à un
destin : ce destin nous procure, à nous lecteurs, le plaisir de la
compréhension, de la logique plus ou moins facilement portée par la narration.
Mais Meursault c’est l’archétype de l’anti-héros, qui refuse totalement l’idée
d’un quelconque destin et donc qui nous retire des yeux les mots d’une vie
évidente. On a dit à la parution du
roman, qu’il était la figure d’une absence de style : sa simplicité est le
symbole d’une indifférence au monde.
Dans la première partie du roman, Meursault mène
son existence « métro-boulot-dodo » comme dirait l’autre,
caractéristique des 30 Glorieuses : il s’installe dans un vide, où tout
lui « est égal ». D’ailleurs, la phrase « ça m’est égal »
est répétée 21 fois dans la première partie du roman : c’est un personnage
taciturne, qui dort beaucoup, qui fume tout le temps (en soit il ne dit jamais
rien, soit parce qu’il n’a pas envie, soit parce qu’il dort, soit parce qu’il a
la clope au bec. Il est présent physiquement sur le papier, mais il est absent
au niveau romanesque). On n’entend même pas la présence de sa parole. Camus
rompt le mouvement du roman français et la tradition occidentale selon laquelle
le « moi » doit être exploré dans ses profondeurs : lui, en
utilisant toujours la même première personne du singulier mais en la vidant de
son sens, nous dit de ses personnages que ce qu’un observateur extérieur
pourrait voir, ce qui rappelle les théories du « behaviourisme »
(c’est-à-dire l’observation des comportements humains de l’extérieur) de Watson
des années 1910-1920. Roland Barthes parle d’une écriture blanche dans Le Degré zéro de l’écriture, d’un
« style de l’absence qui est presque une absence de style ».
La toute première page du roman est
fondamentale pour entrer en lui et comprendre Meursault : confronté à la
mort de sa mère, on assiste à ses réactions. Ce passage souligne sa difficulté
à parler et sa bizarrerie autant dans son rapport au langage que dans son
attitude par rapport au décès de sa mère. Ici, confrontés à l’absence de recul
du récit à la première personne, on court le danger de juger trop vite
Meursault comme insensible. « Aujourd’hui, maman est morte. ». Cette
phrase brutale in medias res nous donne le sentiment d’un décalage entre
l’intimité du mot « maman » et l’anonymat du narrateur. En la lisant,
on se sent comme voyeurs, lecteurs d’un journal à l’univers absurde sans cadre
spatio-temporel réellement définit, à la langue codifiée d’un télégramme :
compte-rendu méthodique des actions, goût presque maniaque de la précision,
apparemment aucune émotion… En bref, un personnage complexe et déconcertant
autant que le monde qui l’entoure et qu’il ne comprend pas. La parataxe,
c’est-à-dire le rapprochement de phrases non reliées entre elles, appuie sur le
sentiment qu’on assiste à un éclatement des actions, de la vie et du temps.
C’est Marie, comme une badass modern
independent woman qu’elle est, qui demande Meursault en mariage après leur
rencontre. Leurs logiques s’affrontent autour de leur perception du
mariage : Marie le voit comme un engagement sur le plan social et
psychologique, lié intrinsèquement à l’amour. Alors que Meursault se perd dans
ses mots et se méfie du mot « aimer » : il marque son retrait
par rapport à la narration de la scène, par rapport à la séduction du langage.
Il nie la valeur du mariage mais son raisonnement n’est est pas pour autant
illogique : il témoigne de son honnêteté. C’est parce que le mariage ne
compte pas à ses yeux et qu’il l’a dit à Marie qu’il peut accepter sa demande
facilement : à ses yeux, il ne bafoue rien, et ne veut tromper ni les
autres, ni lui-même.
Le point de non-retour du roman,
c’est le meurtre de l’Arabe, qui va entraîner la condamnation à mort de
Meursault : c’est LE passage phare à citer quand on parle de l’absurdité
de la condition humaine. Le soleil envahit le texte pour se poser comme
véritable adversaire de Meursault, lui et la violence des forces naturelles. Le
crime semble « étranger » à Meursault, mais le récit montre qu’il a
conscience d’un moment de rupture dans son existence. « J’ai compris que
j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où
j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où
les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups
brefs que je frappais sur la porte du malheur. » Pourquoi re-tirer sur
l’Arabe ? Parce que Meursault se montre, et nous montre, qu’il a atteint
un point de non-retour, et que la « porte du malheur » a la valeur
symbolique d’un seuil à franchir pour prendre en charge son destin en assumant
le crime qu’il n’a pas voulu commettre, mais qu’il a pourtant fait. C’est un
moment crucial du texte, parce que c’est la première fois que Meursault se
retrouve impliqué dans une action aux conséquences considérables, alors qu’il
refusait jusque-là à s’engager. A partir de là, plus rien ne sera plus comme
avant.
Meursault est donc jugé et condamné
à mort. Alors qu’il attend la sentence, un aumônier entre de force dans sa
cellule : dans un système véhément, il récuse la logique de pensée
défendue par l’aumônier et exprime finalement sa propre conception de la vie, en
énonçant un véritable hymne à la vie terrestre. Il apparaît sous un jour
complètement différent : lui qui parlait peu et semblait ressentir peu,
maintenant monopolise la parole en énonçant des émotions intenses. Alors qu’il
passait outre les effets de style, il se lance ici dans un discours passionné
qui témoigne de la force nouvelle de ses convictions, grâce à la pleine
conscience qu’il a de lui-même. Dans cet extrait, d’une violence
extraordinaire, Meursault rejette l’image que veut lui imposer la société à
travers l’aumônier, et qui l’aliène. « Rien, rien n’avait d’importance et
je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. » Ici, c’est l’instant
de sa mort qui confère à sa vie toute sa validité : pour Meursault, il y a
une équivalence des vies et des destins. Tout est égal à tout, tout ce qu’on
peut vivre se vaut face à la mort s’égalise : Meursault réduit à néant les
croyances des hommes en établissant que la mort est un destin universel donc
qu’aucune vie n’a d’importance et qu’aucune valeur transcendante ne puisse leur
donner un sens et donc y installer une hiérarchie. La vérité universelle de la
mort éclaire la vie : la mort est la preuve, la justification que
Meursault a raison. Cet instant de la mort fait de sa vie un tout et lui donne
sa légitimité absolue et irrécusable. En acquérant cette lucidité nouvelle,
Meursault rejette définitivement ce qu’il n’est pas et ce que la société et les
autres ont tenté de lui imposer. Il parvient à un état de plein accord avec
lui-même et a l’impression d’avoir pleinement vécu sa vie. Il affirme donc SA
vérité : si la vie est absurde et n’a pas le sens que chacun cherche
désespérément à lui donner, si les vies particulières se valent toutes, la vie
terrestre en tant que telle doit, elle, être considérée comme valeur de
référence.
La dernière page du roman contient
une sérénité nouvelle, au milieu de laquelle Meursault tire un dernier bilan de
sa vie. Il affirme, une nouvelle fois, que la vie terrestre est la seule vraie
valeur : il acquiesce au caractère certes dérisoire mais infiniment
précieux de sa vie. Il sait, malgré le meurtre de l’Arabe, que sa vie dans sa
totalité a été heureuse, et l’est encore. Il assume, dans une sorte d’attitude
de défi, un destin qu’in a d’abord vécu sans le vouloir. Dans ce relâchement
général après la tempête de l’aumônier, Meursault se retrouve dans un contact
privilégié avec la nature. Se souvenant de sa mère, il se rapproche
d’elle : Meursault attend son exécution en prison comme sa mère attendait
la mort à l’asile de Marengo. C’est l’absence d’espoir qui libère et permet
d’accéder à la vérité de la vie. C’est elle qui finit de donner à Meursault la
conscience de la valeur de sa vie telle qu’il l’a vécue. Ainsi, il revendique
son étrangeté face à la société qui l’a rejeté.
« On ne se tromperait donc pas
beaucoup en lisant dans l’Etranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune
attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. […] Loin qu’il soit privé
de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la
passion de l’absolu et de la vérité. »
-
Albert Camus